Introduction : De la révolution pacifique à la guerre civile
Bitcoin devait être la révolution pacifique. Un réseau neutre et imparable où chacun peut envoyer de l’argent à n’importe qui, sans permission et sans compromis. Mais aujourd’hui, la révolution pacifique ressemble plutôt à une guerre civile.
Ce n’est pas un simple retour en 2016, quand le débat portait sur la taille des blocs. Cette fois, l’enjeu est encore plus fondamental : à quoi sert Bitcoin ?
Les deux camps : Core vs. Knots
Au centre de cette fracture, deux logiciels.
Bitcoin Core est le client dominant, utilisé par plus de 80 % des nœuds du réseau. Financé notamment par le MIT et Jack Dorsey, Core adopte une philosophie permissive : si une transaction paie les frais, elle est valide. Point final.
Bitcoin Knots est un fork de Core maintenu par Luke Dashjr, développeur historique de Bitcoin. Knots progresse rapidement et représente désormais près de 20 % des nœuds. Sa vision est plus stricte : Bitcoin est de la monnaie, pas une poubelle de données, et les transactions qui surchargent la chaîne avec des données arbitraires doivent être filtrées.

Les deux logiciels valident la même blockchain. La différence réside dans ce qu’ils choisissent de relayer.
La vision Core : la neutralité du marché
Pour Core, le raisonnement est simple. L’espace dans les blocs est limité, et la seule manière juste de l’allouer est un marché libre des frais. Si quelqu’un attache un JPEG ou des données quelconques à une transaction et accepte de payer les frais, alors cette transaction est légitime par définition.
Toute autre approche — par exemple qualifier certaines transactions de « spam » — reviendrait à instaurer une sorte de dictature des développeurs, où quelques programmeurs décident ce qui est autorisé ou non sur le réseau. Et cela, affirment-ils, est bien plus dangereux qu’un peu de surcharge dans les blocs.
La vision Knots : défendre le sound money
Pour les partisans de Knots, la neutralité est un mythe. Bitcoin a toujours eu des filtres, par exemple en limitant la taille de l’OP_RETURN pour empêcher les abus. Faire semblant que tout est permis, selon eux, c’est ouvrir la porte aux attaques.
Les ordinals, les inscriptions et les fake pubkeys gonflent le UTXO set, augmentent le coût de fonctionnement d’un nœud et finissent par exclure les utilisateurs ordinaires. Si faire tourner Bitcoin demande des serveurs à 1 000 $ plutôt qu’un simple Raspberry Pi, le réseau se centralise. Et si seuls les acteurs institutionnels gardent la capacité d’opérer des nœuds complets, Bitcoin risque de devenir exactement ce qu’il voulait combattre.
Comment fonctionne le spam
Pour comprendre ce conflit, il faut voir concrètement comment les spammers injectent des données arbitraires dans la blockchain. Trois grandes techniques existent :
OP_RETURN
La méthode la plus directe consiste à utiliser l’opcode OP_RETURN
, qui permet à une transaction de contenir jusqu’à 80 bytes de données arbitraires. Certains l’ont utilisé pour inscrire des messages, des hachages de fichiers ou même des mèmes. Mais à cause des abus, Bitcoin Core a limité sa taille et de nombreux nœuds refusent de relayer les OP_RETURN trop lourds.
Fake Public Keys
Autre technique : créer des outputs qui ressemblent à des public keys valides, mais qui ne le sont pas. Pour le réseau, cela ressemble à un paiement standard (P2PK ou P2PKH). En réalité, ces outputs sont inutilisables : ce ne sont que des données déguisées. Le problème, c’est que chaque fake pubkey est ajouté au UTXO set comme un véritable output, ce qui surcharge la mémoire de tous les nœuds de façon permanente.
Witness / Inscriptions (Ordinal hack)
Depuis l’introduction de SegWit en 2017, les données dans la section witness bénéficient d’une remise de 75 % sur le poids des transactions. Des développeurs ont exploité ce rabais pour stocker de grandes quantités de données — notamment les fameux ordinals ou NFTs sur Bitcoin. Techniquement valides, ces transactions consomment un espace disproportionné à moindre coût, ce qui fait grimper les frais pour les paiements classiques.
Pourquoi le spam est un problème
Chacune de ces méthodes a ses conséquences. OP_RETURN est limité et relativement bénin, mais les fake pubkeys et les inscriptions font gonfler directement la blockchain et le UTXO set. Résultat : synchronisation plus lente, matériel plus cher, consommation de bande passante plus élevée.
Pour Core, si les frais sont payés, ce n’est pas du spam. Pour Knots, ce sont des attaques qui compromettent la décentralisation en excluant progressivement les utilisateurs ordinaires.
L’ombre de Wall Street
Ce débat technique est amplifié par des inquiétudes politiques. Wall Street détient désormais une part massive de Bitcoin, et BlackRock est devenu un acteur central via les ETF. Pour les partisans de Knots, la permissivité de Core ressemble à un tapis rouge déroulé pour les institutions.
Si « tout ce qui paie des frais » est accepté, rien n’empêche à terme la normalisation de transactions marquées ESG, de tainted coins ou même d’un Bitcoin filtré par réputation. Ce qui ressemble à du spam aujourd’hui pourrait être le cheval de Troie d’une capture culturelle demain.
Les guerres de la taille des blocs, version 2.0
La ressemblance avec 2016 est frappante. À l’époque, la question était : faut-il des blocs plus gros pour scaler ou rester petits pour préserver la décentralisation ? Aujourd’hui, la question est : faut-il rester neutre ou défendre Bitcoin comme monnaie strictement.
Knots n’est pas majoritaire, mais son adoption est passée de quelques pourcents à près de 20 % en quelques mois. Une progression qui ressemble à une rébellion ouverte.
Ce qui est en jeu
Ce n’est pas seulement un débat de développeurs. C’est une lutte sur l’identité même de Bitcoin.
Si Core l’emporte, Bitcoin reste neutre et libre, mais au prix de la surcharge et d’un glissement progressif vers les mains de Wall Street. Si Knots l’emporte, Bitcoin reste léger et orienté monnaie, mais au risque de devenir trop dépendant des choix des développeurs.
Aucune option n’est parfaite. Chacune a son prix.
Conclusion : choisir une vision
Depuis le début, Bitcoin a toujours échoué à scaler “gracieusement”. Chaque vague de demande crée des tensions, de nouveaux débats éclatent, puis le réseau s’adapte. Les vagues de spam ne sont pas nouvelles, et les guerres internes non plus. Pourtant, Bitcoin a toujours survécu.
Mais le choix de chacun compte. Faire tourner un nœud, ce n’est pas seulement télécharger la blockchain, c’est aussi voter pour une vision de ce que doit être Bitcoin.
Alors, Bitcoin doit-il rester une plateforme neutre où seul le marché décide, ou doit-il se recentrer sur sa fonction de monnaie saine et incorruptible ? La guerre civile des frais ne fait que commencer, mais ses conséquences définiront Bitcoin pour les décennies à venir.
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